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Fonds documentaire : Article
Titre Hôpital : petits arrangements avec les règles
Source Sciences humaines
Date de parution 01/12/2008
Commentaire Organisation bureaucratique en charge de la santé des patients, l'hôpital est le royaume du règlement. Mais cet ordre formel ne suffit pas à assurer une bonne coordination de tous les intervenants. Ces derniers travaillent en permanence à adapter règles et protocoles pour rendre la coopération possible. La cadre de santé d’un grand hôpital parisien fait un récit un peu rocambolesque du fonctionnement du bloc opératoire dans lequel elle exerce la fonction de coordinatrice : « À la coordination, il faut vraiment rester calme. C’est un poste avec forte tension, on a tout le monde sur le dos. L’objectif est de ne pas entrer dans le stress des uns et des autres. Chaque surveillante ou cadre soignant ouvre le bloc le matin à tour de rôle. Elle vérifie que tous les intervenants prévus sont présents, et que le programme n’a pas été modifié ;s’il a été modifié, il faut ajuster le fonctionnement du bloc. Le programme du bloc change souvent. Il est arrivé que les changements ne soient pas clairs, que deux malades arrivent en même temps au bloc. Il arrive aussi qu’un patient ne soit pas prêt. Il y a plein de raisons pour ça… Par exemple, il arrive en retard. Quand un patient n’est pas prêt, on téléphone au service pour demander s’il est possible d’envoyer le second… » Visiblement, cette cadre infirmière semble subir les changements plus qu’elle les pilote. Elle essaye malgré tout de ne pas intervenir sur le registre de l’exaspération (« Il faut vraiment rester calme », commence-t-elle par dire) et de conserver une certaine distance. Mais les attitudes très individualistes des uns et des autres, respectant peu les procédures, créent du désordre, de l’angoisse : « Il y a un manque de coordination entre les services et le bloc. Les anesthésistes changent l’ordre du programme opératoire de même que les chirurgiens… Et leurs services ne sont pas au courant, ils sont mis devant le fait accompli au moment de descendre les patients. Il arrive qu’un chirurgien passe à 10 heures du soir et rajoute des urgences sur la feuille. Un des problèmes est que les chirurgiens modifient le programme sans signer et sans signaler qui a modifié le programme. Si l’urgence n’est pas vitale, on la rajoute en fin de rogramme. N’importe quelle personne peut rajouter une intervention au programme, aussi bien la coordination que l’infirmière ou un cadre. Un chirurgien peut aussi rajouter une appendicite au programme mais sans spécifier le nom du malade. » La marque de l’organisation bureaucratique Cette capacité de chacun d’intervenir sur la programmation en temps réel, pour peu courant qu’il soit, a de multiples conséquences : mauvais service au patient qui s’accompagne parfois de problèmes de sécurité, tâches supplémentaires pour de respect du travail accompli. Car il est à chaque fois nécessaire de tout revoir : la programmation, les préparations des instruments sur les chariots… On le voit ici, l’absence de prise en compte des activités des autres est une source importante de déficience de la coopération. La séparation des activités en services distincts, les différentes contraintes et logiques qu’ils ont à gérer n’ont rien pour faciliter la construction d’un accord de manière spontanée et aisée. L’hôpital ne manque pourtant pas de règles et de protocoles. Mais comme le montre notre exemple, leur existence ne suffit pas à réguler correctement les interventions. En effet, règles et protocoles ne sont pas toujours respectés. Pourquoi ? Pour répondre à cette question, il faut tout d’abord comprendre que l’activité se situe dans un écheveau de systèmes, de règles qui amplifient les contraintes et la charge de travail des acteurs. D’où parfois chez eux, comme nous le verrons, un sentiment d’écrasement tant la multiplicité des protocoles se surajoute. Il nous faudra ensuite revenir sur la manière dont les acteurs jouent avec les contraintes afin de s’organiser au niveau de leur activité de travail. L’hôpital a été conçu dans une logique bureaucratique au sens de Max Weber (1), fondée sur la mise en place de multiples règles censées permettre la prévision des actions, la suppression de la subjectivité et la trop grande personnalisation des pratiques dans les organisations. À l’hôpital, les règles constituent de surcroît des normes de sécurité, de prévention des risques pour les malades et les salariés. Elles en apparaissent d’autant plus importantes et légitimes. Cette vertu des règles est en partie illusoire. Il est impossible de tout prévoir et de formaliser les procédures d’intervention pour tous les cas. Cette forte réglementation ne dispense donc pas les acteurs de faire oeuvre d’inventivité pour introduire de la souplesse et répondre à la diversité des cas et aux problèmes inédits. D’autant que l’état de santé imprévisible et évolutif du malade ainsi que la relation de soin supposent de la part du personnel une capacité d’autonomie et de réaction aux différents événements (2). L’intervention des acteurs adapte la règle, la rend pertinente dans les différents contextes, quitte parfois à ne pas la respecter pour être efficace. Ainsi, bien que n’étant pas autorisées à intervenir sans consignes écrites, les infirmières acceptent couramment d’adapter la posologie d’un médicament sur une simple indication orale du médecin qui communique parfois avec elles à distance. L’existence d’une relation de (confiance réciproque 3) permet à l’infirmière d’effectuer ce qu’elle n’est pas juridiquement habilitée à faire. Il ne s’agit pas pour autant de nier les règles ou de les considérer comme inutiles. Les acteurs transforment les règles tout en respectant l’esprit juridique qui y préside. Ainsi, dans un hôpital, le bloc opératoire commande ses produits directement aux fournisseurs sans passer, comme il devrait le faire, par le service pharmacie. Avantage : les circuits sont raccourcis et la livraison plus rapide. Trois règles sont néanmoins respectées : l’infirmier du bloc informe la pharmacie centrale et lui demande l’autorisation de cette démarche, il respecte la règle des marchés publics en commandant chez le fournisseur à qui le marché a été attribué, il ne commande par ce circuit que des produits pour lesquels il n’y a pas de problème spécifique de traçabilité et il en transmet les codes à la pharmacie. Autre exemple : le personnel d’un bloc met en place une pratique d’alerte informelle (4). Un régulateur signale systématiquement par téléphone au service concerné que le malade qui y séjourne doit être préparé pour être emmené par le brancardier. De l’informel à l’ordre… informel Une autre caractéristique de l’ordre bureaucratique est d’être générateur d’effets pervers. Peu flexibles, inadaptées pour nombre de situations, les règles multiples doivent être revues et supposent des ajustements entre les différentes parties. Tous ceux qui travaillent sur l’hôpital ont pu constater que pour faciliter la coopération, les acteurs créent, à côté des règles officielles, des règles indigènes appliquées systématiquement et sous certaines conditions, dans certaines configurations bien précises (5). Paradoxe : à l’hôpital, cet informel devient un ordre lui-même. Il tire sa légitimité du fait qu’il respecte l’esprit des lois et des règles de sécurité, mais aussi qu’il s’appuie sur une professionnalité forte. Deux formes de régulations cohabitent donc au sein de l’organisation. D’un côté, une régulation de contrôle proposée, voire imposée, par les cadres réglementaires et législatifs. De l’autre, une régulation autonome faite de protocoles de coopérations modifiés et formalisés par des groupes dédiés soit à la qualité soit à la coordination (6). Cette construction de règles par les acteurs est tantôt promue par les directions (les groupes qui accompagnent la certification qualité, encadré ci-dessus), tantôt à l’initiative des acteurs qui cherchent à mieux se comprendre et se coordonner. L’ordre hospitalier est pluriel, fait de fils intriqués reliant les acteurs sur des registres différents. C’est un ordre négocié, pour reprendre le paradigme développé par le sociologue Anselm Strauss (7), c’est-à-dire en continuelle redéfinition de la part des acteurs. Il donne lieu à des négociations multiples avec les partenaires extérieurs et au sein même de la structure, au jour le jour dans les modalités de la construction du service. Et ce même s’il existe une lourdeur de la bureaucratie qui la rend moins mobile et moins sensible à l’innovation (8). Le bloc opératoire en donne un bon exemple. L’ordre négocié du bloc opératoire Le bloc est un service mutualisé, une plate-forme qui dispose de son personnel propre. Des politiques menées dans différents hôpitaux et cliniques visent à en rationaliser la gestion. Il s’agit généralement de réduire le temps d’attente des patients, d’améliorer le temps d’occupation et la productivité des installations ainsi que de permettre la disponibilité du personnel et la préparation des outils dans les meilleures conditions. Car la moindre désorganisation se traduit par des pertes de temps et d’énergie?: faire, défaire, refaire les chariots et la préparation des salles représente une charge de travail démobilisatrice. L’élément essentiel pour la construction du programme opératoire est la régulation des temporalités pour l’occupation des locaux et la constitution des équipes d’intervention. Elle suppose une coordination avec les emplois du temps des chirurgiens, dont la bonne coopération est, on le devine, essentielle. Situés au centre de l’activité des blocs, les chirurgiens y assurent le cœur de leur métier?: l’intervention. L’appropriation de l’espace comme un territoire propre est pour eux un élément de confort?: la plupart interviennent toujours dans les mêmes salles, avec les mêmes personnels, ont le sentiment que celles-ci leur appartiennent et souhaitent pouvoir en disposer à loisir. Les chirurgiens souhaitent se sentir chez eux au bloc. Cependant, les chirurgiens sont aussi extérieurs dans la mesure où leur service d’appartenance est le service d’hospitalisation et non pas le bloc. Ils n’en ont ni la vision d’ensemble, ni la responsabilité du fonctionnement. Si donc des salles et des moyens sont mis à leur disposition, les conditions de cette mise à disposition doivent s’inscrire dans un programme permettant à la direction du bloc d’organiser l’environnement (personnel compétent et matériel adéquat) et d’utiliser au mieux le temps d’occupation des salles. C’est la raison pour laquelle les directions de bloc mutualisent les salles d’intervention pour des spécialités requérant le même type d’infrastructure de base. Les cadres soignants sont au service du fonctionnement du bloc, de l’hôpital et du malade, pas au service du chirurgien. De ce fait, la gestion des blocs se situe toujours en tension entre la volonté du chirurgien d’opérer selon ses conditions, et les modalités et critères de programmation. Les cadres soignants construisent un programme (ordonnancement des interventions et des moyens qui s’y rapportent) et veillent à sa stabilisation. Sur le plan technique, cet exercice s’apparente à celui qui est effectué dans le cadre des programmations industrielles?; coordination des flux de patients, gestion des stocks produits et des temps d’occupation des salles. Mais leur niveau professionnel – comme leur niveau d’étude – est inférieur à celui des chirurgiens et anesthésistes. Bien qu’ils ne se situent pas dans la même ligne hiérarchique que les chirurgiens, ils ne sont pas a priori dans une position d’autorité vis-à-vis d’eux. Pour construire leur légitimité, les cadres peuvent néanmoins s’appuyer sur trois facteurs. La loi tout d’abord, message officiel d’autorité, sous la forme de textes législatifs et de chartes locales qui fixent les principes de fonctionnement et officialisent les modalités de fonctionnement. Les modalités de leur mise en œuvre, ensuite, qui supposent que le cadre obtienne soutien et renfort concret de la part des chirurgiens. L’efficacité, enfin, dépend des moyens disponibles pour la mise en œuvre, des ressources que l’on est apte à mobiliser. Les cadres soignants négocient la reconnaissance de leur légitimité en continu, sur ces différents registres. De statut inférieur, ils ont d’autant plus de mal à faire face aux chirurgiens que ces derniers mobilisent une argumentation fondée sur l’expertise. Ils invoquent par exemple facilement l’urgence d’intervention sans qu’il soit possible de la vérifier. Par conséquent, la légitimité du cadre de santé s’acquiert dans le soutien d’une partie du corps des chirurgiens. Ces derniers appuient alors leurs décisions en cas de litige et se désolidarisent explicitement de leurs collègues s’ils ne respectent pas les règles édictées. Ordre formel et ordre informel ne fonctionnent cependant pas toujours en synergie. La complexité des systèmes suppose de la part des acteurs une forte vigilance pour contrôler la bonne réception des messages, la prise en charge des actions par les interlocuteurs. Ainsi, il est courant que les cadres ou les infirmières ne se fient pas à la transmission écrite de l’information mais cherchent à obtenir un accusé de réception en doublant systématiquement l’information écrite (procédure formalisée) d’un appel téléphonique ou d’une rencontre. Politiques publiques et feuilletage de l’organisation Depuis plusieurs années, les réformes se succèdent dans le secteur hospitalier, qui modifient tant les objectifs que les moyens, les formes de la rationalisation, les modalités de la distribution et du contrôle budgétaire… On a par exemple beaucoup parlé récemment des politiques visant à la redistribution de l’offre de soins via la fermeture de certains services dans les hôpitaux de proximité, avec la volonté de centraliser l’offre de soins des plateaux techniques et de réorganiser les articulations entre le public et le privé. L’hôpital subit et tente de maîtriser collectivement ces réformes. Mais l’efficience de ces dernières est parfois très contestable, comme dans le cas de la certification qualité. Surtout, tout se passe comme si les réglementations et les lois venaient se sédimenter successivement, l’une n’effaçant pas l’autre mais s’y surajoutant, faisant ainsi de l’hôpital une sorte de feuilletage organisationnel (article p. 40). Du coup, les salariés ont parfois du mal à saisir ces réformes dans leur esprit et leur application. Les comprendre et se les approprier leur demandent du temps, d’où un surcroît de charge de travail. Par exemple, la volonté de mettre en place des systèmes de comptabilité et d’évaluation des interventions en vue de leur financement semble sujette à caution. Elle suppose pour les médecins un effort de formalisation et de référencement qu’il est parfois difficile de faire lorsqu’existent plusieurs pathologies et que les nomenclatures ne correspondent pas totalement à la réalité. Rationalisation gestionnaire et politique publique des territoires viennent ainsi se surajouter à un paysage organisationnel passablement encombré (systèmes de travail, d’information, systèmes techniques). La coopération au sein de l’hôpital, déjà ardue, en devient dès lors extrêmement complexe à réaliser. NOTES (1) M. Weber, Économie et Société, 1922, rééd. Pocket, 2007. (2) P. Zarifian, Le Travail et l’Événement, L’Harmattan, 1995. (3) N. Luhmann, «?Familiarité et confiance?: problèmes et alternatives?», Réseaux, vol. CIX, n° 108, 2001. (4) J. Girin et M. Grosjean (dir.), La Transgression des règles au travail, L’Harmattan, 1996. (5) M. Grosjean et M. Lacoste, Communication et intelligence collective. Le travail à l’hôpital, Puf, 1999, et R. Bercot et F. de Coninck, Les Réseaux de santé, une nouvelle médecine??, L’Harmattan, 2006 (6) J.-D. Reynaud, «?Les régulations dans les organisations?: régulation de contrôle et régulation autonome?», Revue française de sociologie, vol. XXIX, n° 1, 1988. (7) A. Strauss, La Trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, L’Harmattan, 2002. (8) N. Alter, L’Innovation ordinaire, Puf, 2000.
Mots-clés HOPITAL / ORGANISATION / ORGANISATION HOSPITALIERE / SCIENCES HUMAINES
Langue Français

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